A défaut de pouvoir sortir, WhiskyMag vous embarque du côté des Alpes pour une découverte. Comment un Écossais, alpiniste convaincu, se lance dans l’ascension du Mont Blanc, une distillerie de gin et bientôt de whisky ? C’est l’histoire que nous propose Ian Buxton.
La classique crise de la quarantaine. Vous venez de fêter votre anniversaire. Confronté au naufrage d’un mariage aussi désastreux qu’éphémère, vous avez démissionné de votre emploi d’enseignant du primaire, vendu votre maison et vous êtes expatrié dans un nouveau pays dont vous ne parlez pas la langue. Des projets solides, des espoirs et des rêves ? Vous n’en avez pas vraiment. L’avenir paraît bien sombre, mais étant écologiste et expert en matière de survie, vous êtes convaincu pouvoir trouver refuge dans les montagnes. L’alpinisme peut soigner les âmes en crise et l’exercice physique favoriser la guérison d’une blessure au genou. Avec le temps, la question de l’avenir se réglera certainement toute seule. Que sera, sera, comme le dit la chanson. C’est ainsi que, dans une petite station touristique très fréquentée, Saint-Gervais-les-Bains, située à 1 365 mètres d’altitude sur les pentes du Mont Blanc, en Haute-Savoie, James Abbott trouva le salut. Sauvé, explique-t-il, à la fois par le lieu et les gens qui l’ont accueilli et assimilé à leur commune. Mais comment les payer de retour ? La plus haute distillerie d’Europe, telle a été sa réponse, et Le Gin du Mont Blanc l’expression de son esprit d’entreprise, sa façon de commencer une nouvelle vie et d’envisager un avenir durable.
Aidé par Tom Nichol
Non qu’il ait précédemment possédé une distillerie, eu des connaissances particulières en matière de production de spiritueux, voire travaillé dans la vente ou le marketing, ce qui aurait pu le mettre sur la voie. Simplement, comme tout Écossais, vêtu de son fidèle kilt déjà bien usé, il apportait du whisky dans les soirées où il était invité. «Tu devrais produire le tien», lui conseillèrent ses nouveaux amis ; c’est probablement bien ce qu’il compte faire. Il s’est tout d’abord lancé dans la production de gin, bien entendu, s’installant dans une ancienne asinerie (ce qui explique la tête d’âne qui surgit dans un angle de l’étiquette), équipé d’un unique et minuscule alambic, et utilisant les botaniques de la région. À franchement parler, ce n’est pas le genre d’établissement qui, me semble-t-il, aurait pu séduire l’un des plus grands distillateurs du Royaume-Uni au point de l’inciter à sortir de sa retraite, et pourtant Tom Nichol, l’ancien maître distillateur de Tanqueray, est venu jusqu’ici pour conseiller James Abbott dans sa singulière entreprise et tenir auprès de lui le rôle de mentor.
À vrai dire, ce dernier sait convaincre ceux qu’il souhaite voir lui prêter main-forte dans son parcours. C’est un talent considérable. Au nombre de ses amis et conseillers, on compte une ancienne Miss Angleterre, aujourd’hui mannequin et coach spécialisée en développement personnel ; d’anciens experts en gestion de chez Diageo, spécialistes des médias sociaux et du marketing ; le maire de Saint-Gervais, dont le soutien qu’il apporte à James devra être déterminant pour la prochaine étape de son projet. Mais revenons à son maître ès gin, Tom Nichol. Bien qu’ayant officiellement pris sa retraite après plus de quarante ans de carrière chez Diageo, Tom n’en demeure aujourd’hui pas moins très demandé en tant que consultant en création de gin, notamment par City of London et la distillerie J Rieger au Kansas, États-Unis, entre autres projets encore secrets. Mais pourquoi donc s’est-il entiché de James, de son écurie pour âne et de son alambic Hoga portugais de 100 litres ?
Une distillerie comme un défi
«Et pourquoi pas ?, m’a-t-il répondu. Il faut quand même pouvoir passer un peu de bon temps dans la vie, et James est un type très spécial.» Bien que peu enclin aux voyages en avion (les ayant beaucoup pratiqués au cours de sa vie professionnelle chez Tanqueray), Tom Nichol a été appâté par un ancien collègue de Diageo, qui connaissait James et l’a convaincu de faire le voyage de Saint-Gervais. Il est devenu accro le jour de son arrivée. «Dès le début, j’ai su qu’il s’agissait d’un projet intéressant, stimulant et passionnant», m’a-t-il expliqué. Tom a donc ouvert son carnet d’adresses afin que l’alambic soit livré dans les délais les plus courts, et pour se procurer des botaniques en quantités plus modestes que ce que la plupart des fournisseurs n’auraient daigné livrer. Malgré ses longues années d’expérience, il a dû toutefois affronter certains obstacles inattendus.
«Les dimensions modestes de la distillerie, la chauffe directe à feu nu, la température et l’altitude [qui exercent toutes deux une influence sur la vitesse de distillation] sont autant de défis qui compliquent la conduite de l’alambic. Il m’a fallu reprendre tous mes calculs de départ pour tenir compte de l’ensemble de ces facteurs régionaux», explique-t-il, souriant à l’évocation de ce souvenir. Cependant, la lenteur de la distillation s’est révélée essentielle au produit final. «La teneur en cuivre est forte, explique Nichol, ce qui contribue à la douceur du toucher en bouche.» Le gin se boit ainsi plus facilement sec, ce qui s’accorde aux habitudes de consommation locales. Lors d’une dégustation à l’aveugle, je l’ai trouvé plutôt suave, mais le genièvre exerce une influence suffisante pour que l’on y reconnaisse un gin classique». James Abbott préconise un service «à parts égales : gin et Archibald, le tonic français, décoré d’un zeste d’orange».
Ce que James Abbott recherchait avant tout, c’est que son gin puisse être consommé sec. C’est assez inhabituel pour un gin, mais «c’est comme cela que boivent les gens d’ici», explique-t-il, souhaitant de la sorte remercier, dans le respect de leurs traditions, ceux qui l’ont accueilli. Chaque cuvée est préparée isolément, la plupart des botaniques utilisés étant cueillis à la main dans la région. Leur liste n’a rien d’ésotérique : genièvre (même si Tom Nichol assure que la proportion dans sa recette de cette plante aromatique essentielle au gin est relativement minime), coriandre, réglisse, angélique, génépi, myrtille, orange et citron vert.
Keep the mountain white
Lors de la rédaction du présent article, James Abbott travaillait sur le dix-huitième batch de sa production (chaque cuvée donnant 135 bouteilles), commercialisé au prix de détail de 45 €. C’est incontestablement un produit onéreux qui reflète son caractère artisanal, mais le distillateur espère pouvoir baisser un peu le prix à mesure du développement de la production qui devrait permettre de réaliser de petites économies d’échelle. Mais peut-être que s’il ne s’agissait que d’une énième nouvelle petite distillerie artisanale, cela n’aurait guère d’importance. Peut-être que je ne me donnerais pas la peine d’en raconter l’histoire, et peut-être que le lecteur ne s’en soucierait pas. En effet, ce n’est pas tout : ce qu’entreprend James Abbott est motivé par le souci de la protection de l’environnement et d’une production durable, qui représentent pour lui une préoccupation de tous les instants. «L’écologie, c’est la plus grande partie de mon existence», m’a-t-il expliqué. Ici, alors que toutes les marques affichent aujourd’hui leur conscience environnementale, j’incline à croire que ce que me dit cet homme singulier, mais déterminé et franchement un peu excentrique, ne sont pas des paroles en l’air.
Vivant à l’ombre du Mont Blanc, l’une de ses préoccupations majeures, c’est “keep the mountain white”, “conserver la blancheur du Mont Blanc”, cause à laquelle il consacrera à terme un pourcentage de ses bénéfices. En attendant, les étiquettes et boîtes de son Gin du Mont Blanc sont en papier et carton recyclés (James Abbott recycle autant que faire se peut les emballages de livraison de ses flacons), une colle à base de lait est utilisée pour fixer les étiquettes, et ses clients professionnels peuvent lui retourner les bouteilles vides. Il espère pouvoir bientôt réutiliser les résidus des végétaux aromatiques, les compresser et les transformer en bouchons. Tom Nichol m’a expliqué par ailleurs que le système de refroidissement de la distillerie, également mis au point par James Abbott – un «concepteur très astucieux» -, minimise la consommation d’eau. Cette distillerie serait donc bien davantage qu’une simple fabrique de spiritueux. «Elle représente une occasion de montrer qu’il est possible d’entreprendre une activité sans endommager gravement notre planète. Pas de plastiques. L’énergie solaire. Et des matériaux recyclés, explique le distillateur. L’environnement est pour moi tout aussi important que notre production».
Un projet de whisky ?
Une vision originale, certes, mais quel est son objectif ? Produire du whisky ? Si les détails du projet sont pour l’heure top secret, on sent que les choses bougent. Un terrain a été identifié, le bail est en cours de finalisation, les plans d’une distillerie, d’un chai et de bureaux ont été dessinés, une première phase de financement a été en principe confirmée, qui pourrait être suivie d’une campagne de financement participatif. Fait important, le maire de Saint-Gervais lui a signifié son soutien, James Abbott considérant cette expansion potentielle comme un projet collectif axé sur la commune. Elle devrait permettre d’augmenter la production de gin et, si tout se passe bien, une nouvelle distillerie de whisky français pourrait être inaugurée d’ici la fin de l’année prochaine. Le Whisky du Mont Blanc, c’est un projet passionnant. Compte tenu de tout ce qui a été réalisé jusqu’à présent, les redoutables obstacles qu’il a fallu surmonter, je serais bien le dernier à miser contre lui.
James Abbott est alpiniste. Il a l’habitude de gravir les cimes, de progresser sur une voie qu’il aura ouverte lui-même et d’affronter des conditions météorologiques extrêmes. Il a été enseignant, puis pilote et sportif de haut niveau. Ses amis voient en lui une force de la nature, un être exceptionnellement doué, animé par un amour contagieux de la vie et des gens. Selon Maria Sarri, sa consultante en médias sociaux, son projet est «le plus amusant, le plus dingue, le plus inattendu et le plus surprenant qu’il m’ait été donné de connaître».
Par parenthèse, son gin est excellent. «Le meilleur gin produit en France», selon Tom Nichol, et je soupçonne qu’Abbott lorgne sur d’autres montagnes à escalader, de nouvelles cimes à conquérir. Pour conclure, je ne résisterai pas à l’envie de citer un autre alpiniste britannique célèbre, George Mallory (qui fut probablement en 1924 le premier homme à gravir l’Everest) : «Ce n’est pas la montagne que nous conquérons, mais nous-mêmes». Voilà la véritable histoire du Gin du Mont Blanc. Elle n’en est que d’autant plus intéressante.
Par Ian Buxton